Le séisme politique continue d’ébranler le camp présidentiel. En se déclarant favorable à une « suspension » de la réforme des retraites, Élisabeth Borne, longtemps symbole de sa mise en œuvre, provoque une onde de choc jusque dans les rangs de la majorité.
C’est un revirement lourd de sens. L’ancienne Première ministre, devenue ministre de l’Éducation nationale, a affirmé mardi 7 octobre qu’il fallait « savoir écouter et bouger ». Celle qui, en 2023, incarnait la rigueur et la fermeté du gouvernement face à la contestation sociale, reconnaît aujourd’hui la nécessité d’une pause. Une déclaration perçue comme un désaveu implicite de la ligne présidentielle. La réforme, qui a relevé l’âge légal de départ de 62 à 64 ans, avait été le catalyseur d’une colère sociale d’ampleur historique. En prononçant le mot « suspension », Élisabeth Borne fissure le dernier pilier du macronisme social-libéral.
Une mesure politiquement complexe à mettre en œuvre
Suspendre la réforme n’est pas chose simple. Juridiquement, une telle décision nécessite une nouvelle loi, comme le rappelle la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina. Le gouvernement démissionnaire de Sébastien Lecornu, chargé des seules « affaires courantes », n’a pas la compétence pour initier un tel texte. Il faudrait donc attendre la formation d’un nouvel exécutif avant d’engager un processus législatif complet, long et politiquement risqué. À défaut, un moratoire partiel, échelonné dans le temps, pourrait être proposé, mais toute modification supposerait un débat parlementaire tendu, voire un recours à l’article 49.3, avec le risque d’une motion de censure.
Un coût budgétaire colossal
Sur le plan financier, le retour à un âge légal de 62 ans pèserait lourdement sur les comptes publics. Selon la Cour des comptes, abroger la réforme alourdirait le déficit de 10,4 milliards d’euros d’ici 2035, s’ajoutant aux 6,6 milliards déjà prévus en 2030. Roland Lescure, ministre démissionnaire de l’Économie, a prévenu sur France Inter : « Modifier la réforme va coûter des centaines de millions en 2026 et des milliards en 2027. » Ces projections confirment la fragilité du système, alors que la soutenabilité financière des retraites reste un enjeu central. Le projet socialiste de « contre-budget », évoquant une nouvelle fiscalité sur les dividendes et une « taxe Zucman », sera scruté avec attention, mais aucune solution miracle ne semble à portée de main.
Des réactions politiques et syndicales contrastées
À gauche, la déclaration d’Élisabeth Borne a été accueillie comme un “réveil tardif mais positif”. Olivier Faure (PS) salue un « signe d’ouverture », tout comme Raphaël Glucksmann, qui y voit un espoir de compromis. Du côté du PCF, Fabien Roussel ironise sur une conversion politique « tardive mais nécessaire ». Les syndicats, eux, y voient un aveu d’échec du pouvoir : « Cette volte-face prouve que la réforme a été un fiasco », dénonce Sophie Binet (CGT). Marylise Léon (CFDT) préfère y lire « un signal positif » pour renouer le dialogue social.
Une majorité fracturée et déboussolée
Dans le camp présidentiel, les divergences éclatent au grand jour. Agnès Pannier-Runacher se dit prête à « temporiser », tandis que la députée Stéphanie Rist (EPR) martèle qu’il ne faut « jamais choisir la voie de la facilité ». Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, évoque un « deal global » à trouver pour maintenir la stabilité politique. Au MoDem, François Bayrou reste hostile à toute abrogation, craignant une dérive budgétaire, tandis que Geneviève Darrieussecq appelle à « trouver la solution la moins mauvaise ». À droite, Les Républicains crient à la trahison. Agnès Evren fustige une « ligne rouge » franchie et un « signal grotesque envoyé à la gauche ». Pour le RN, ce virage n’est qu’un « leurre » destiné à sauver une majorité vacillante.
Une réforme devenue poison politique
Deux ans après son adoption dans la douleur, la réforme des retraites s’impose plus que jamais comme le fardeau du macronisme. Ce qui devait symboliser la responsabilité budgétaire et la modernisation sociale est devenu un boulet politique. En lâchant du lest, Élisabeth Borne révèle ce que nombre d’élus redoutaient : l’incapacité du camp présidentiel à assumer collectivement une mesure honnie par une large majorité de Français. Entre geste tactique et aveu de faiblesse, sa déclaration marque peut-être le début d’un rééquilibrage politique, mais aussi la fin d’une ère — celle d’un pouvoir qui croyait encore pouvoir réformer sans écouter.